Extrait :
Ce que dit d’ailleurs M. Constant du discrédit où tombent ces principes rigoureux qui vont se perdre inutilement dans des idées inexécutables et qui par là se rendent odieux, est aussi juste que sage. — "Toutes les fois (dit-il plus bas, p. 123) qu’un principe démontré vrai paraît inapplicable, c’est que nous ignorons le principe intermédiaire qui contient le moyen de l’application." Il cite comme le premier anneau formant la chaîne sociale ce principe d’égalité, savoir : « que nul homme ne peut être lié que par les lois auxquelles il a concouru. Dans une société très resserrée ce principe peut être appliqué d’une manière immédiate, et n’a pas besoin, pour devenir usuel, de principe intermédiaire. Mais dans une combinaison différente, dans une société très nombreuse, il faut ajouter un nouveau principe, un principe intermédiaire à celui que nous citons ici. Le principe intermédiaire, c’est que les individus peuvent concourir à la formation des lois, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants. Quiconque voudrait appliquer à une société nombreuse le premier principe, sans employer l’intermédiaire, la bouleverserait infailliblement. Mais ce bouleversement, qui attesterait l’ignorance ou l’ineptie du législateur, ne prouverait rien contre le principe. » — Il conclut, p. 125, de cette façon : "Un principe reconnu vrai ne doit donc jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents." [Et cependant l’excellent homme avait lui-même abandonné le principe absolu de la véracité, à cause du danger qu’il entraine pour la société, parce qu’il ne pouvait découvrir de principe intermédiaire qui servit à éviter ce danger, et il n’y en a effectivement aucun à intercaler ici.]
M. Benjamin Constant, ou, pour parler comme lui, "le philosophe français" a confondu l’acte par lequel quelqu’un nuit (nocet) à un autre, en disant la vérité dont il ne peut éviter l’aveu, avec celui par lequel il commet une injustice à son égard (lædit). Ce n’est que par l’effet du hasard (casus) que la véracité de la déclaration a pu être nuisible à celui qui s’était réfugié dans la maison ; ce n’est pas l’effet d’un acte volontaire (dans le sens juridique). En effet, nous attribuer le droit d’exiger d’un autre qu’il mente à notre profit, ce serait une prétention contraire à toute légalité. Ce n’est pas seulement le droit de tout homme, c’est aussi son devoir le plus strict de dire la vérité dans les déclarations qu’il ne peut éviter, quand même elles devraient nuire à lui ou à d’autres. À proprement parler, il n’est donc pas lui-même l’auteur du dommage éprouvé par celui qui souffre par suite de sa conduite, mais c’est le hasard qui en est la cause. Il n’est pas du tout libre en cela de choisir, puisque la véracité (lorsqu’il est une fois forcé de parler) est un devoir absolu. — Le "philosophe allemand" ne prendra donc pas pour principe cette proposition (p. 124) : "Dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité", d’abord parce que c’est là une mauvaise formule, la vérité n’étant pas une propriété sur laquelle on puisse accorder des droits à l’un et en refuser à l’autre, et ensuite surtout parce que le devoir de la véracité (le seul dont il soit ici question) n’admet pas cette distinction entre certaines personnes envers qui l’on aurait à le remplir, et d’autres à l’égard desquelles on pourrait s’en affranchir, mais que c’est un devoir absolu qui s’applique dans tous les cas.
Emmanuel KANT, D'un prétendu droit de mentir par humanité, tr. Jules Barni, Auguste Durand, 1855, p. 254-255.
Questions :
1. Quel point d'accord Kant trouve-t-il cependant avec Constant ?
2. Que visent à montrer les citations de Constant faites par Kant dans la suite du texte ? Quelle stratégie critique adopte-t-il en les faisant et quelle objection en tire-t-il ?
3. Quel est néanmoins, selon Kant, la confusion commise par Constant ? Quelles sont, plus précisément, les deux notions sur lesquelles porte cette confusion ?
4. Pourquoi la nuisance entraînée par la "véracité de la déclaration" ne constitue-t-elle pas, d'après Kant, un acte volontaire au sens juridique ?
5. En va-t-il autrement de la nuisance entraînée par le mensonge ? Quelle est la position défendue par Kant sur ce point ? Qu'en pensez-vous ?
6. Quelle différence Kant fait-il entre le fait de mentir en raison des circonstances et "le droit d’exiger d’un autre qu’il mente à notre profit" ?
7. Pourquoi un tel droit serait-il "une prétention contraire à toute légalité" ? Analysez l'argumentation de Kant.
8. Le fait que la véracité soit un devoir absolu implique-t-il nécessairement, selon vous, qu'on l'applique effectivement en toutes circonstances ? Si on ne le fait pas, à quoi remet-on la valeur morale de cet acte ?
9. Kant critique ensuite la thèse que Constant défend, selon laquelle : "Dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité". Analysez et expliquez les objections qu'il lui adresse :
a) "c’est là une mauvaise formule, la vérité n’étant pas une propriété sur laquelle on puisse accorder des droits à l’un et en refuser à l’autre" ;
b) "le devoir de la véracité (le seul dont il soit ici question) n’admet pas cette distinction entre certaines personnes envers qui l’on aurait à le remplir, et d’autres à l’égard desquelles on pourrait s’en affranchir, mais [...] c’est un devoir absolu qui s’applique dans tous les cas".
Réflexion :
Avons-nous droit à la vérité ?
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